Tapisserie-royale

AUBUSSON

BIBLIOTHÈQUE DES MERVEILLES

PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. EDOUARD CHARTON

Les Tapisseries


ALBERT CASTEL

Ouvrage illustré de 22 vignettes sur bois

Par P.SELLIER

DEUXIÈME EDITION

PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN,
791879



PRÉFACE


Parmi les monuments que nous a légués le temps passé, il n'en est guère qui renferment autant
de richesses pour l'archéologue que les anciennes tapisseries.
Les nombreuses vicissitudes de cette industrie se rattachent à l'histoire du pays où elle s'exerçait. Non seulement la majeure partie de ses productions porte l'empreinte de l'époque où elles ont vu le jour, mais nous y retrouvons encore le reflet des croyances, des grands événements, et, dans les détails de l'architecture et du costume, le tableau de la vie intime de chaque siècle.
Les tentures qui cornaient. nos vieilles cathédrales nous racontent la vie des saints et les légendes mystiques de la foi des premiers âges; ailleurs ce sont les grands faits militaires de chaque règne qui sont esquissés à larges traits, depuis la bataille de Rosseheke en 1382, jusqu'au massacre
des Mameluks par Méhémet-Ali, tandis que sur d'autres nous pouvons suivre l'éclosion de toutes les œuvres d'imagination, à partir des fabliaux et des romans de chevalerie du moyen âge jusqu'aux aventures du héros de Cervantès et aux scènes des comédies de Molière.
Les progrès de l'industrie de la tapisserie sont intimement liés à ceux du dessin et de la peinture ; leur marche est parallèle, et si, au moyen âge, la manière de traiter les sujets des tentures rappelle les enluminures des missels et les miniatures des livres d'heures, dès l'époque de la Renaissance, ils retraceront les cartons de Raphaël, de Jules Romain, des grands maîtres Italiens et Flamands, comme plus tard ils reproduiront les peintures de Lebrun, de Teniers, de Boucher, et de notre temps, les toiles de Steuben et d'Horace Vernet.
Nous étudierons les commencements de cette industrie en Europe et nous suivrons son épanouissement dans les Flandres, où les vieux maîtres tapissiers, au milieu des horribles déchirements des guerres civiles et des persécutions religieuses, surent conserver intactes les traditions du mestier et stil de tapisserie, jusqu'au jour où nos rois les abritèrent dans leurs palais.
Nous essayerons d'indiquer par suite de quels événements, sous l'influence de quelles causes politiques, économiques, l'industrie abandonna son berceau pour s'établir en France, et y devenir une industrie nationale et presque un monopole.
Depuis longtemps les Gobelins et Beauvais, qui du reste produisent des chefs-d'œuvre, sont devenus des manufactures de l'État, et c'est au fond de deux petites villes perdues dans les montagnes de la Marche, qu'il faut rechercher aujourd'hui la véritable tradition des maîtres Flamands, qui semblent avoir légué à Aubusson et à Felletin, non seulement leur génie industriel, mais jusqu'à leur esprit d'indépendance.
Après avoir brillé d'un vif éclat aux XVe et XVIe siècles, cette fabrication était peut-être destinée à s'éteindre, mais elle sut se ranimer au contact de l'art, et, en empruntant successivement ses modèles aux maîtres de toutes les écoles, elle a pu s'élever à une distinction qui l'a maintenue au-dessus des productions vulgaires de l'industrie et a légitimé sa réputation.


INTRODUCTION

Procédés de fabrication, - Hautes lisses. - Basses, lisses.

Le métier sur lequel les artistes des Gobelins exécutent leurs merveilleuses tapisseries est, à quelques modifications près, le métier de tisserand figuré sur les hypogées de Beni-Hassan, dans l'Heptanomide, trois miIle ans avant notre ère, celui des ouvriers d'Alexandrie, la tela juqalis des Romains, le même dont se servent encore de nos jours les ouvriers de Cachemire et de Bagdad.
On le désigne sous le nom de métier à hautes ou basses lisses suivant que les fils de chaîne sont tendus dans le sens vertical ou dans le sens horizontal. Sa construction est des plus simples.
Le métier à hautes lisses se compose de deux rouleaux en bois dé chêne ou de sapin, supportés par deux traverses verticales reposant en bas sur le sol et jointes ensemble dans le haut par une traverse horizontale. Sur l'un de ces rouleaux, que les Romains nommèrent scapus, sont attachés, enroulés, les fils de chaîne qui viennent aboutir au second rouleau, sur lequel s'enroule le tissu au fur et à mesure de sa fabrication (on le désignait sous le nom d'insubulum).
La chaîne, une fois tendue sur le métier, est divisée en deux nappes ou plans, séparés entre eux par une ficelle et un bâton de verre, dit bâton de croisure. De cette manière, une moitié des fils est toujours en avant et l'autre en arrière. Tous les fils de chaîne sont pris et embarrés dans de petites ficelles, en forme de boucles ou d'étriers, nommées lisses, qui servent à manœuvrer les fils de chaîne dans un sens ou dans l'autre. Les lisses sont attachées à des bâtons ou lames de bois (de 40 centimètres de longueur) et supportées par une perche tenant toute la longueur du métier.
Comme tous les tissus, la tapisserie se compose d'une chaîne et d'une trame; le travail a une certaine analogie avec celui du tisserand, sauf que dans la tapisserie la chaîne est entièrement couverte par l'exacte superposition des fils de trame, tandis que dans la toile la chaîne n'est couverte que de deux en deux fils.
Pour exécuter le travail, l'ouvrier, tenant de la main droite une broche (flûte) chargée de la, laine qu'il veut employer pour trame, passe la main gauche dans l'écartement des fils que laisse le bâton de croisure, et lui donne une ouverture plus grande, en tirant vers-lui la quantité de fils qui lui est nécessaire ; il y passe alors de gauche à droite au moyen de la broche le fil de laine qu'il veut travailler, puis, quand il l'a bien régulièrement tendu, il le tasse avec la pointe de la broche autour
de laquelle le fil est enveloppé. Cette première opération se nomme une passée ; ensuite, ramenant sa broche en sens contraire, il passe ce même fil dans l'écartement que laissent à leur tout les fils de devant abandonnés à eux-mêmes et ceux de derrière ra menés par devant au moyen des lisses. Cette allée et venue de la broche dans les deux sens opposés constitue ce qu'on appelle une duite. Lorsque l'ouvrier a fait un certain nombre de duites, il les tasse au moyen d'un peigne en buis ou en ivoire dont les dents s'introduisent dans l'espace qui sépare les fils de la chaîne.
Dans le métier à basses lisses (qui est le métier ordinaire du tisserand) les rouleaux placés horizontalement sont engagés dans deux, traverses de bois, nommées jumelles, supportées par quatre poteaux. Comme dans le métier à hautes lisses, sur l'un des rouleaux s'enroule l'ouvrage, sur l'autre est enroulée la chaîne qu'on dispose de la même manière que dans le métier à hautes lisses. Au-dessus de la chaîne, les lames sont supportées par une perche reposant sur les deux traverses qui relient ensemble les quatre montants des poteaux sur lesquels reposent les jumelles. Les lames sont attachées au-dessous de la chaîne à deux pédales ou marches, qui servent à élever tour à tour chaque nappe de chaîne au moyen des lisses.
Le basse-lissier, assis sur un banc placé sur le devant du métier, les pieds appuyés sur les marches qu'il fait mouvoir tour atour, sépare avec.les doigts les fils de chaîne qui lui sont nécessaires, puis il introduit entre les deux nappes de chaîne la broche chargée de laine ; il égalise les duites au moyen d'un petit instrument nommé grattoir et les tasse en se servant d'un peigne en buis ou en ivoire.

Dans la basse lisse, le dessin ou patron qu'on veut reproduire est placé au-dessous de la chaîne, maintenu par des cordelettes et des lamelles de bois. C'est ce dessin que l'ouvrier copie en allongeant, ou en diminuant la longueur des duites suivant la grandeur du trait qu'il copie et dont il imite la couleur en choisissant une broche de laine de la nuance de la peinture.
Aux Gobelins l'artiste marque sur la peinture, au moyen d'un crayon blanc, les principaux traits et quelques détails du tableau qu'il veut rendre en tapisserie ; ensuite, il reproduit avec un crayon noir, sur du papier végétal appliqué sur le tableau les traits qui sont indiqués en blanc. Il place ce calque sur le devant de la chaîne et l'assure au moyen de baguettes plates. Puis, se tenant derrière à la hauteur du calque, il le reproduit sur la chaîne en marquant avec une pierre noire l'endroit du fil correspondant au trait noir du calque. L'ensemble de ces traits noirs constitue le dessin. Le haute-lissier a son modèle placé derrière lui à droite. Dans la haute comme dans la basse lisse, l'ouvrage s'exécute à l'envers de la pièce ; mais tandis que dans la basse lisse la tapisserie est par rapport à son modèle ce qu'est une gravure reflétée dans, une glace, le travail de la haute lisse reproduit exactement la peinture.
Les métiers de la fabrique d'Aubusson sont tous à basses lisses. La chaîne est en coton et la trame en laine ou en soie suivant la qualité de l'ouvrage, quelquefois encore on emploie des fils d'or et d'argent. La plus ou moins grande finesse de la trame et de la chaîne et le nombre de portées de chaque lame constituent la qualité du tissu. Les lames sont divisées en portées. On appelle portée un ensemble de douze lisses, dont six embarrent les fils de chaîne de la nappe inférieure et six ceux de la nappe supérieure. Ainsi lorsqu'on dit qu'une tapisserie est un ouvrage de trente-six portées, cela veut dire (la lame étant de 40 centimètres de longueur) que dans un espace de 40 centimètres il y a quatre cent trente-deux fils.
On peut ramener à, trois qualités les différentes espèces de tapisseries qui s'exécutent à Aubusson et à Felletin.
Le gros point et le tapis de pied sont faits de seize à vingt-quatre portées. Le demi-fin ou bouchon double, laine fine doublée, se travaille de vingt-quatre portées à trente-deux, et le fin, de trente-deux portées à quarante. On appelle aussi l'ouvrage fin bouchon simple. Cette façon de désigner les laines fines a une origine assez ancienne. Elle doit dater du milieu du dix-septième siècle, époque à laquelle on était obligé, à cause des prohibitions de l'Angleterre, de faire venir les laines de ce pays sur les côtes de France en contrebande et par Bouchons.
De nos jours, on emploie encore des laines anglaises pour la tapisserie fine ; les plus recherchées pour ce travail sont celles qui viennent du comté de Kent. A Aubusson et à Felletin, on fabrique les tapis de pied avec des laines du pays, du Limousin ou d'Auvergne, qui sont la plupart du temps filées dans cette dernière ville.
Pendant longues années, on s'est servi de la laine comme chaîne, maintenant, l'usage du coton est seul admis, Ce sont des cotons Cayenne, Louisiane, filés. en France, en Normandie principalement. Les fabricants d'Aubusson et de Felletin teignent et apprêtent chez eux les laines. Pendant très longtemps on attribuait aux eaux de la Creuse la vertu miraculeuse de fixer la couleur et de lui donner du brillant. Les eaux de cette petite rivière possèdent en effet une très grande limpidité ; mais le mérite de faire de belles et bonnes couleurs revient aux teinturiers de ces deux villes, aux soins qu'ils apportent dans la préparation des laines, et au choix des matières tinctoriales qu'ils emploient, sacrifiant souvent un éclat éphémère à la grande solidité des nuances.
Depuis le dernier siècle, la fabrication de Felletin était bien inférieure à celle d'Aubusson, mais nous devons nous hâter de dire que, dans ces derniers temps, grâce à l'intelligence et à l'expérience de quelques fabricants, les produits de Felletin peuvent, en général, rivaliser avec ceux d'Aubusson et qu'il faut une longue pratique du métier pour les distinguer les uns des autres. _
La fabrique d'Aubusson emploie environ huit cents ouvriers dont le salaire est en moyenne de trois francs par jour ; presque tous travaillent à façon. Les enfants, dès l'âge de douze ans, commencent leur apprentissage et sont payés la seconde année. On les exerce d'abord sur les tissus les plus grossiers, puis, lorsqu'ils ont acquis une certaine habileté de main, on leur rait exécuter des ouvrages de plus en plus fins. La plus grande difficulté consiste pour les élèves à bien former les objets ; quant au coloris, ce sentiment semble inné chez eux, à tel point que pendant une période de deux cents ans et plus, les ouvriers d'Aubusson ont travaillé d'après des grisailles, appliquant eux-mêmes le coloris propre à chaque pièce. Au bout de six ans d'apprentissage, l'ouvrier travaille à son compte ; mais il lui faut encore six ou huit années de travail pour arriver à posséder complètement tous les secrets du métier.
Les difficultés à vaincre pour les ouvriers de la Creuse qui ne connaissent le dessin que par intuition, sont considérables ; ils n'ont pas les ressources multiples de la peinture qu'ils reproduisent. Il faut qu'ils arrivent à rendre ses effets sans le secours des empâtements, des glacis et des frottis. Ce n'est que par la juxtaposition des nuances et des hachures savamment combinées qu'ils peuvent arriver à imiter les transparences et les dégradations des teintes. Travaillant à l'envers, ne voyant qu'une petite partie de leur modèle, il faut qu'ils se rendent compte néanmoins si chaque couleur employée ne nuira pas à la tonalité générale et si chaque objet qu'ils font séparément est bien à son plan.
« Toutes les professions, disait l'éditeur qui a' imprimé en 1756 1es statuts et ordonnances du corps des tapissiers, supposent dans ceux qui les exercent des talents relatifs et proportionnés ; quelques-uns même en exigent d'assez distingués, mais combien en faut-il réunir pour former un habile tapissier ! De quelque manière qu'il travaille, en tapis sarrazinois, en tapisserie de haute et basse lisse, ne fût-ce même qu'en rentraiture, il doit posséder toutes les règles de proportion, principalement celles de l'architecture et de la perspective, quelques principes d'anatomie, le goût et la correction du, dessin, des coloris et de la nuance, l'élégance et l'ordonnance et la noblesse de l'expression en tous genres et en toutes espèces de figures humaines, animaux, paysages, palais, bâtiments rustiques, statues, vases, bois, plantes et fleurs de toutes espèces ; il doit joindre encore à ces connaissances celle de l'histoire sacrée et profane ; faire une juste application des règles de la bonne fabrique et le discernement de ce qui opère la beauté du grain et du coloris, c'est-à-dire les diverses qualités des soies, lainés et teintures, qu'il faut souvent rabattre, rehausser ou changer d'œil, raison pour laquelle il leur a toujours été permis de teindre eux-mêmes les étoles qu'ils emploient. Quand un marchand tapissier se bornerait uniquement au commerce, ces connaissances ne lui seraient pas moins utiles pour le mettre en état de distinguer les diverses fabriques, les auteurs, et de juger du prix des tentures qu'il veut acheter ou vendre. On ne dit rien de trop id; ce n'est que par le concours de tous ces talents réunis et mis en œuvre, que les tapisseries et tapis fabriqués par les maîtres, tapissiers de Paris, sous les règnes de Henri IV, Louis XIII et Louis XIV ont mérité l'admiration de toute l'Europe. Il est impossible d'y réussir autrement : c'est pour cela que les anciens statuts fixaient à huit ans le temps d'apprentissage. »
Une fois la tapisserie descendue des métiers, elle est soumise à un dernier travail qu'on appelle couture et qui consiste à rapprocher, à joindre avec des fils assortis aux nuances de la trame les petites lisières qui se forment naturellement lorsque que l'ouvrier, pour suivre les contours du dessin, est obligé de monter des lignes droites dans le tissage, par suite du changement des couleurs de la trame.
Il est souvent question dans les statuts du métier de tapissier, de rentraiture, Voilà en quoi consiste cette opération. .
Lorsqu'une tapisserie est trouée, que la trame et les fils n'existent plus à un endroit, on rapporte des fils de chaîne qu'on noue aux autres fils qui se trouvent engagés dans la partie encore solide au-dessous et au-dessus du trou. Une fois qu'on a remplacé par ces fils la chaîne, qui manquait, on refait le tissu avec de la laine ou de la soie, qu'on fait passer entre les fils de chaîne. Il faut choisir autant que possible de la laine de la même grosseur, afin d'obtenir le même grain comme tissu, et assortir la nouvelle trame à la couleur de l'ancienne afin de dissimuler le raccordement.

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